INTERVIEW : Remettre la culture et l’enseignement au coeur de la ville
Entretien avec Amina Bouzguenda – Zeghal, Directrice Générale de l’Université Paris-Dauphine I Tunis
Nous sommes convaincus chez mono hito koto, concepteurs d’environnements narratifs, que les lieux sont porteurs d’histoires. Véritables outils de narration, les espaces matérialisent nos imaginaires collectifs. Ceux-ci peuplent nos vies : du foyer, à l’école puis de l’école à l’entreprise et de l’entreprise à la ville et à l’environnement, nous évoluons entre différents univers, différentes histoires que nous nous racontons.
Les grands établissements, campus et autres institutions d’enseignement internationaux portent et transmettent une histoire qui leur est propre. Les grandes universités américaines ou grandes écoles françaises en sont les exemples les plus connus. Comment ces identités se construisent-elles et comment se déploient-elles dans les lieux ? (partie 1)
C’est aussi dans ces cadres culturels et éducatifs que se construisent, chez les étudiants, les schémas narratifs, les grilles de lecture, et les perceptions de notre société et du monde. Quel rôle peut-on imaginer pour les institutions demain ? (partie 2)
Nous avons eu la chance d’échanger avec Amina Bouzguenda – Zeghal, Directrice Générale de l’Université Paris-Dauphine I Tunis. Elle nous raconte la vie sur le campus, nous invite dans les murs de l’établissement et partage avec nous sa vision de l’enseignement de demain et de son rôle dans la ville et la société.
—
PARTIE 1 : La marque Dauphine I Tunis
—
Amina, après un parcours fascinant*, tu es aujourd’hui Directrice Générale de l’Université Paris-Dauphine I Tunis. Est-ce que tu peux nous parler de la vie sur le campus ?
Alors déjà, il faut savoir que l’on a de très beaux espaces extérieurs. Au moment où je te parle, autour de moi, il y a les oiseaux qui chantent, des étudiants qui travaillent assis à un salon extérieur, plus loin des étudiants qui discutent, je suis moi-même dehors au soleil…
Effectivement, ça donne une impression de calme et à la fois de foisonnement, on imagine des gens un peu partout, occupés à l’intérieur, à l’extérieur…
Comment as-tu pensé, construit, l’animation du campus ?
En termes d’animation du campus, c’est vrai qu’il existe pas mal de choses. Bien sûr, nous avons les temps de cours, mais nous travaillons beaucoup sur les autres moments, notamment avec les associations d’étudiants qui sont très actives. Nous organisons des rencontres, des forums pour faire découvrir à nos étudiants les entreprises qui recrutent leurs profils et pour que les entreprises rencontrent nos étudiants.
Le mercredi après-midi par exemple, il y a des rencontres avec des personnalités issues du monde économique, artistique, politique qui peuvent inspirer les jeunes, pour les aider à se projeter. On a souvent des professionnels qui viennent partager leur métier, son évolution celle de leur secteur. Je pense notamment au monde du numérique et de la finance où la gestion de la data évolue beaucoup.
Bien sûr, il y a aussi une dynamique sportive avec différents tournois organisés en collaboration avec des fédérations sportives. Et enfin, le BDE (bureau des étudiants) qui crée une dynamique en dehors du campus cette fois-ci, avec des weekend d’intégration. Le BDE a pour vocation de créer un lien avec l’extérieur.
Tout cela fait partie de l’animation de la vie estudiantine. C’est ce qui crée ce foisonnement et qui est central dans notre façon de dynamiser la vie au campus. Il est important pour nous d’accorder autant d’importance à la dynamique que l’on trouve en salle de cours qu’à celle que l’on trouve en dehors.
Oui, car finalement, c’est toute l’expérience de campus qu’il faut penser pour construire une relation forte avec chacun des étudiants mais aussi pour créer une relation forte au sein de chaque promotion.
Comment les espaces jouent-ils leur rôle dans cette expérience, ici, à Dauphine I Tunis ? Comment participent-ils à l’identité de l’établissement ?
Déjà, nous disposons d’un marqueur fort : nous n’avons pas de couloir, nous avons un seul étage qui s’ouvre sur les différents jardins. Dès l’instant où nous avons aménagé les espaces de travail, nous avons fait en sorte que l’intérieur appelle l’extérieur et vice versa.
Nous sommes dans un pays où il fait beau 70 % du temps. Il était essentiel d’occuper les espaces extérieurs et de leur donner une vraie fonctionnalité. Donc de septembre à novembre, la vie sur le campus, c’est essentiellement à l’extérieur. Il y a un vrai foisonnement. Par contre, dans la période estivale qui est très chaude, la dynamique se retrouve plus à l’intérieur.
Oui c’est une façon d’ancrer le campus dans un contexte géographique et aussi culturel. La dualité des espaces vous permet finalement d’avoir un lieu qui vit au même rythme que son environnement mais aussi au rythme des saisons.
C’est aussi une manière pour nous d’inviter l’étudiant à passer du temps au campus. Un temps confortable, et qualitatif, qui saura s’adapter à son rythme, en solo ou avec les autres, pour travailler ou pour se divertir, tout au long de sa journée, tout au long de son parcours.
Les locaux où nous sommes actuellement, ce sont des locaux loués.
Quand nous avons choisi ce lieu, nous avons vu le potentiel de cet endroit et nous avons fait évoluer le lieu au fur et à mesure de nos besoins, à notre rythme. Et tu vois, on devait y rester 3 ans, ça fait maintenant 10 ans et on y est toujours !
Inconsciemment, je pense que c’est ce cadre assez paisible, ouvert sur plein de potentiel qui nous correspond, qui nous aide à toujours être centrés sur nos valeurs et , à les faire vivre et à poursuivre nos ambitions en tant qu’établissement de l’enseignement supérieur…
Justement ces valeurs dont tu parles…
On parle beaucoup de raison d’être ou de mission en ce moment, quelle est la raison d’être de Dauphine I Tunis ou ses convictions ?
Ce sont des valeurs d’ouverture, de l’acceptation de l’autre, de la tolérance et de la paix.
C’est ce que je suis en train de développer sur le campus.
Plus concrètement, cela se traduit dans des projets comme Campus Culture que l’on mène avec d’autres institutions pour intégrer la culture dans l’enseignement et pousser les étudiants à aller vers la culture. L’idée est de les former à devenir des consommateurs de la culture.
Pour moi la culture est un rempart contre l’obscurantisme.
Les idées anciennes sont toujours là pour nous retenir, et nous diviser. En Tunisie, nous avons évolué vers une démocratie qui nous a apporté des soucis que l’on n’avait pas avant c’est sûr, c’est plus dur sur certains aspects que d’avoir une autorité qui décide pour nous. Il y a donc un risque de retour en arrière indéniable qu’il faut combattre par le développement de la pensée critique.
La crise sociale que l’on en est en train de vivre à l’échelle mondiale est assez révélatrice.
Les réseaux sociaux amplifient ce qui se passe à petite échelle et donc lorsqu’il y a un mouvement qui se lève aux Etats-Unis, il en résulte une loi et des décisions politiques en France notamment sur les méthodes d’arrestation et le suivi des interpellations. Tout a un impact global aujourd’hui. Et il est d’autant plus important pour moi de développer cette capacité de penser, d’analyser et de développer ses idées.
Les réseaux sociaux effectivement facilitent la prise de parole et l’expression de son opinion tout en la façonnant vers une pensée globale qui n’est pas forcément la plus juste. La capacité de se questionner, et de questionner, la capacité d’accepter le doute ou l’erreur, ce sont des apprentissages qui sont aujourd’hui essentiels à transmettre aux prochaines générations de professionnels et citoyens .
—
PARTIE 2 : L’enseignement supérieur demain
—
En parlant des prochaines générations d’étudiants, on observe une grande évolution des usages et des outils permettant peut-être une formation plus à la carte, et agile.
Quelle est ta vision pour l’environnement éducatif de demain ?
Déjà sur le plan architectural, la technologie a tendance à redéfinir les frontières : elle déplace les murs. Maintenant, dans les lieux d’enseignement, on peut concevoir des espaces où les murs sont utilisés différemment, on peut gérer les espaces de manière différente. Plus rien n’empêche de définir des parcours ou une organisation des salles et des cours par rapport à un ensemble de campus. On peut donc penser, mutualisation, optimisation des espaces, grâce à la technologie.
Sur le plan enseignement, c’est vrai, qu’aujourd’hui avec la situation exceptionnelle dans laquelle la covid-19 nous a placé, nous avons pu tester l’enseignement 100% à distance. Nous commençons à en voir les avantages mais le rapport entre le professeur et son étudiant, la collaboration et l’échange doivent se matérialiser dans un lieu commun qui s’appelle le campus.
C’est pourquoi la manière de désigner et de concevoir les programmes, va dans le sens de l’optimisation aussi mais de l’optimisation du temps en présentiel entre les étudiants et le professeur. C’est ce que l’on appelle le blend learning : pas 100% physique pas 100% digital.
Les amphis et tout ce qui est enseignement classique, peuvent se faire sur un outil technologique, et on va plutôt concentrer le présentiel sur l’accompagnement personnalisé, la prise en compte de la vitesse d’apprentissage, etc.
Prendre en compte cette notion, ou encore le background, c’est-à-dire la formation initiale de chaque étudiant : on est capable aujourd’hui de le faire grâce à de l’intelligence artificielle.
Par exemple, nous avons des formations qui vont mélanger des étudiants très matheux et des étudiants très informatique. Grâce à la technologie, on peut identifier les points faibles et les points forts de chaque population pour ajuster et avoir une classe plus homogène et faciliter l’accompagnement en présentiel.
D’accord, finalement l’enseignement de demain, c’est moins l’agilité sur la formation en tant que telle que la capacité d’adaptation à l’étudiant. Il faut vraiment voir la technologie comme un outil qui vient augmenter l’expérience de l’enseignement et du rapport entre le professeur et son étudiant.
Oui ! j’aime bien dire que grâce à la technologie, on a des professeurs augmentés (rires)
Plus sérieusement, la technologie est au service de l’enseignement, et non l’inverse.
Tu peux nous parler du projet EDUTECH ?
Quelle est ta vision et ton ambition pour ce beau projet ?
Edutech, c’est l’étape suivante.
Ma vision ( – et notre vision, car celle-ci a été validée par notre conseil d’administration -) c’est d’aller au bout de l’idée que l’université est l’élément pivot entre le monde étudiant et le monde professionnel.
Notre mission étant d’assurer l’employabilité de nos étudiants, nous devons penser des programmes en adéquation avec les besoins des entreprises, être capables aussi de les faire évoluer en fonction des nouveaux enjeux sociétaux.
Nous devons être à l’écoute en somme de l’évolution du monde professionnel en étant à proximité et dans l’échange continu avec les institutions et les entreprises. Et cela n’est possible à mes yeux, qu’en les rapprochant dans un même lieu.
Ce rapprochement pourrait se matérialiser dans des centres de formation spécialisés autour de compétences très spécifiques, mais aussi des centres de recherche croisée pour favoriser l’innovation et bien sûr des logements étudiants et des services de proximité partagés pour créer des opportunités d’échange entre les populations.
Tout cela doit bien évidemment être pensé dans une conscience de développement durable et de multidisciplinarité. Aujourd’hui on est une université française, plutôt axée sur la science des organisations et les mathématiques informatiques. On souhaiterait être à côté d’autres universités : tout se fait en équipe.
Edutech serait effectivement la matérialisation d’une vision de l’enseignement en symbiose avec le monde professionnel. Aujourd’hui, les frontières ont tendance à s’estomper de plus en plus, les notions d’entreprise apprenante sont très utilisées mais il est vrai que, physiquement, les deux mondes restent éloignés.
L’idée d’Edutech est donc d’aller au bout de cette idée en pensant un lieu commun, un véritable poumon de collaboration et de réflexion commune pour construire, ensemble les métiers de demain et la société de demain.
Est-ce que vous vous êtes projetés sur un emplacement particulier ?
On aimerait avoir un terrain qui est intégré au centre de la ville, c’est important aussi.
J’aime bien le fait qu’on ait un symbole pour l’éducation au centre de la ville et c’est aussi pour ça que je mets un geste architectural fort. Je t’avoue que c’est une manière de placer l’éducation au centre de l’intérêt public.
Tout est dans la symbolique 😉
Tout n’est que symbolique et histoire ! 🙂
Se placer au centre de la ville est aussi une manière d’avoir une influence, de diffuser une dynamique, vos valeurs mais aussi faire rentrer la culture tunisienne au sein du lieu… Vous voyez Edutech comme un lieu d’échange culturel aussi ?
Oui, bien sûr que je pense à la répercussion sur la ville si on arrive à créer une dynamique positive. Nous travaillons avec une population très jeune en Tunisie, ça a des répercussions sur la gestion de la politique de la ville et je suis certaine qu’Edutech va avoir une influence positive sur la ville et ses habitants.
L’héritage culturel tunisien est important bien sûr mais pas seulement.
Le respect de l’héritage est d’autant plus fort lorsqu’il est mis, en perspective dans un espace plus vaste, lorsqu’il est partagé, réfléchi ou confronté.
Je pense qu’Edutech devra jouer également ce rôle, nous devrons être un espace pour questionner, confronter,notre culture avec d’autres. En ce sens oui il sera nécessairement un lieu d’échange culturel.
En parlant d’échange culturel et de rayonnement, vous avez reçu le prix du rayonnement de la francophonie. Est ce que ce projet s’inscrit dans cette mission, dans les valeurs de rayonnement que vous portez ?
Le prix du rayonnement francophone, pour moi, c’est beaucoup plus large que la France.
Ce sont des valeurs partagées entre tous les pays francophones.
Les initiateurs de la notion de la francophonie sont Léopold Sedar Senghor, premier Président de la République du Sénégal, Habib Bourguiba, Président de la République indépendante tunisienne, et Hamani Diori, premier Président de la République du Niger. qui Tous ont développé toute une vision de la francophonie, comme une « communauté organique » francophone, objet politique et culturel.
Pour la Tunisie, Bourguiba a non seulement permis l’émancipation de la femme avec plusieurs mesures, notamment le droit de divorcer, le droit de vote, ce qui était précurseur pour un pays arabe, mais c’est aussi le dirigeant qui a préféré investir davantage dans l’éducation que dans l’armée. Il a investi dans le peuple en lui donnant les outils pour reconstruire son propre pays.
C’est cela pour moi le rayonnement francophone.
Ce sont les espaces économiques et politiques, les valeurs universelles portées par une institution française que je représente aujourd’hui, ici, dans un lieu pivot de rencontre où on est sur le continent africain tout en restant proche de l’Europe, un lieu de jonction pour les deux continents.
En un sens, avec Edutech vous créez aussi un lieu de jonction entre deux mondes, le monde professionnel et celui de l’enseignement, mais aussi entre des mondes, au croisement des cultures. Finalement, Edutech replace l’enseignement au coeur de la cité, au sens Antique du terme, en mettant en valeur son rôle dans la construction du monde de demain.
Merci Amina !!
–
Pour télécharger l’article complet :
*
*
*
*Avant d’arriver à Dauphine, Amina était adjoint au doyen, à la Mediterranean School of Business de Tunis et professeure spécialisée dans les sciences de la décision. Elle effectue ensuite un passage à la Kellogg School of Management de Chicago et à la Columbia Business School de New-York en tant Fulbright scholar.
Docteur en mathématiques appliquées de l’Université de Paris Dauphine, elle complète sa formation par un Executive MBA puis un certificat en Leadership de l’INSEAD. Sa dernière publication, sur les réformes de l’enseignement supérieur dans la région MENA est co-écrite avec le précédent Ministre Tunisien de l’Enseignement supérieur, Tawfik Jelassi et Tyra Malzy.
Au lendemain de la révolution, Amina a fondé une association et s’est associée à Advans dans le domaine de la microfinance en Tunisie.